L’impact de l’IA sur l’emploi : substitution ou transformation ?

Les innovations qui consistent à remplacer du travail (des emplois) par du capital (des machines, que ce soit une machine à tisser, un tracteur ou encore un ordinateur) visent à automatiser. Et le spectre de l’automatisation a toujours fait planer la menace d’une disparition du travail humain, ravivée aujourd’hui par l’irruption de l’IA.

L’IA pourrait néanmoins constituer une rupture. Contrairement aux technologies antérieures, elle repose sur des algorithmes capables de générer des prédictions et de prendre des décisions en contexte d’incertitude, en s’appuyant sur l’apprentissage automatique (machine learning). En d’autres termes, la nouveauté est que l’IA peut s’adapter à des circonstances nouvelles sans que toutes les possibilités aient été explicitement prévues dans un code statique du type « si l’évènement A survient, alors effectue l’opération B ». L’impossibilité à prendre en compte l’incertitude limitait le champ d’intervention possible des machines : elles étaient strictement cantonnées aux situations prévues de façon exhaustive par des scénarios préprogrammés, à l’aide par exemple d’un arbre de possibilités.

Mais, l’IA peut désormais accéder au savoir implicite permettant aux humains d’accomplir certaines tâches sans qu’ils puissent les expliquer précisément (Brynjolfsson, Mitchell, Rock 2018). L’IA permet ainsi de dépasser le paradoxe de Polanyi (1966) selon lequel ces connaissances humaines implicites ou tacites sont difficilement transférables aux machines. Une IA aboutie serait capable à terme d’accomplir les tâches complexes d’un serveur par exemple.

Avec l’essor de l’IA, les professions intellectuelles, mais aussi, à plus long terme, les emplois manuels non répétitifs, protégés des précédentes vagues d’automatisation, risquent à leur tour d’être automatisés. Dès lors, doit-on craindre une disparition massive des emplois ou simplement une transformation du travail que l’on pourrait accompagner ?

Des projections à court terme sous-estimées ?

À l’horizon 2030, selon le World Economic Forum, la part des tâches réalisées par des systèmes d’IA pourrait passer de 22 % aujourd’hui à 34 %, d’après les estimations des employeurs interrogés. Bien que ces prévisions ne reflètent que les opinions de recruteurs, elles indiquent une réduction significative des besoins en main-d’œuvre pour certaines fonctions.

Future of Jobs Report 2025, World Economic Forum

Le FMI (2024) estime, lui, que les tâches de nombreux emplois sont complémentaires à l’IA et que :

60 % des emplois dans les pays développés sont potentiellement exposés à l’IA,
1 emploi sur 3 pourrait en être négativement affecté.

Cependant, ces estimations sont probablement sous-estimées – un tiers seulement des emplois à risque étant une fourchette assez basse.

Les enseignements de l’automatisation de l’ère pré-IA

La robotisation a remodelé le marché du travail dès le milieu des années 1990, et ce bien avant l’avènement de l’IA avancée. Entre 1993 et 2007, le nombre de robots a quadruplé aux États-Unis et en Europe (Acemoglu & Restrepo, 2020). La productivité a augmenté et chaque robot industriel installé a coûté entre 3,3 à 6 emplois (selon l’hypothèse retenue).

En France, entre 1994 et 2014, l’automatisation aurait mené à la disparition de 214 000 emplois, notamment dans l’industrie automobile (Aghion, Antonin et Bunel, 2019). Et l’installation d’un robot supplémentaire est associée à une perte de 11 emplois à l’échelle locale.

Des nouveaux emplois sont certes créés mais ils le sont dans d’autres régions ou secteurs. Et ils requièrent des compétences différentes, inaccessibles aux travailleurs touchés. Les travailleurs dont l’emploi est automatisé doivent souvent acquérir de nouvelles compétences pour trouver un nouvel emploi, ce qui peut représenter une transition complexe, voire impossible. Autrement dit, un ouvrier remplacé par un robot ne peut pas, du jour au lendemain, devenir ingénieur en automatisation.

Si l’ouvrier à la chaîne concerné voit son salaire baisser, voire son poste disparaître, l’ingénieur chargé de concevoir ces machines voit au contraire ses responsabilités s’accroître, ainsi que son salaire. Avec cette première vague d’automatisation, certains ont donc gagné, ce que d’autres ont perdu, amplifiant la polarisation du marché de l’emploi.

Qu’est-ce que la polarisation ?

Une polarisation du marché du travail signifie que les emplois se concentrent aux deux extrémités de l’échelle des revenus :

D’un côté, des emplois bien rémunérés, nécessitant des compétences avancées (médecins, avocats, analystes stratégiques, chercheurs…).
De l’autre, des emplois mal rémunérés et souvent précaires (livreurs, aides-soignants, employés de la restauration…).

Avec la polarisation, les emplois intermédiaires – occupés majoritairement par la classe moyenne (ouvriers spécialisés, employés administratifs, techniciens…) – disparaissent progressivement. Ce phénomène a été observé aux Etats-Unis (Goos, Manning, 2007) et dans la plupart des européens (Goos, Manning, Salomons, 2009).

En France, la tendance est plus nuancée lorsque l’on considère l’ensemble des salariés. Si la part des emplois intermédiaires a bien reculé et que celle des occupations les mieux rémunérées a progressé, les professions les moins bien payées sont restées relativement stables, contrairement aux évolutions observées dans d’autres pays où leur part a significativement augmenté (DARES, 2015).

Cependant, en restreignant l’analyse au secteur tertiaire, une polarisation plus marquée apparaît : la part des emplois mal rémunérés a augmenté, notamment dans les métiers de service à la personne, tels que les aides à domicile, les aides ménagères et les assistantes maternelles (DARES, 2015).

Robots et ordinateurs avant l’IA : déjà, un effet polarisant sur l’emploi

Dans les années 1980-90, on croyait que le progrès technologique favorisait uniquement les plus qualifiés. Mais la réalité est plus subtile : ce ne sont pas les diplômes qui ont protégé les travailleurs lors de cette première vague automatisation, mais le caractère non routinier des tâches (Autor, Levy, Murnane, 2003; Goos, Manning, Salomons, 2014).

Une tâche est routinière dès lors qu’elle peut être accomplie en suivant un ensemble de règles simples et explicites. Une tâche est non routinière dès lors qu’elle implique de résoudre un problème nouveau et complexe, si complexe qu’il ne peut être prévu par un ensemble de règles suffisamment simples. En d’autres termes, ce type de tâche requiert un niveau d’improvisation et d’autonomie qui était étranger aux robots et aux ordinateurs. Jusqu’à l’émergence de l’IA.

Ainsi, certains emplois manuels et répétitifs ont perdu des effectifs, voire disparu. Le nombre d’emplois non automatisables a explosé dans les services, notamment dans la restauration et le soin. L’arrivée des Technologies de l’Information et de la communication (TIC) et des robots a ainsi amplifié la polarisation des salaires.

L’automatisation a rendu certains métiers plus productifs, mais sans hausse de la demande pour ce type de tâches, le nombre d’emplois a chuté.

IA et robotique : une rupture avec la première vague d’automatisation ?

L’IA ne se limite plus à l’automatisation des tâches répétitives : elle affecte désormais des professions nécessitant des compétences cognitives avancées. Parmi les métiers particulièrement exposés à court terme, on retrouve les traducteurs, les radiologues, les data scientists par exemple.

L’IA permettra d’augmenter la productivité dans certains métiers. Toutefois, si la demande en biens et services associés à ces métiers reste stable, cette hausse d’efficacité se traduira par une réduction du nombre d’emplois.

Certains métiers peu qualifiés mais non automatisables – aides-soignants, serveurs – pourraient être préservés à moyen terme, le temps que des robots humanoïdes à l’agilité comparable à celle des humains ne soient déployés. Ce n’est pas encore le cas en France, mais c’est déjà le cas au Japon ou en Corée du Sud, où les robots cuisinent ou s’occupent de personnes âgées.

Complémentarité ou disparition massive des emplois ?

L’IA n’en est qu’à ses balbutiements mais à terme, l’ensemble de l’organisation des processus de production et l’activité économique en général seront bouleversés.

À l’instar de la machine à vapeur, de l’électricité ou de l’ordinateur, l’IA appartient aux technologies à usage général. C’est-à-dire une innovation dont les applications sont vastes et transversales, transformant en profondeur l’économie, ses modes de production et d’organisation. Les effets de l’IA sur l’économie et le marché du travail se matérialiseront ainsi progressivement, car elle nécessite des innovations complémentaires pour déployer pleinement son potentiel (Brynjolfsson, Mitchell, Rock 2018).

Son impact sur le marché du travail dépendra de l’équilibre entre substitution et complémentarité :

Substitution : certaines tâches sont automatisées, entraînant une réduction de la demande de travail humain et une pression à la baisse sur les salaires.
Complémentarité : de nouvelles tâches émergent, nécessitant une intervention humaine, ce qui peut favoriser la création d’emplois.

L’économiste Daron Acemoglu (2018) suggère qu’un équilibre peut être atteint lorsque l’automatisation fait baisser suffisamment le coût du travail pour limiter les incitations à automatiser davantage et encourager la création de nouvelles fonctions. Toutefois, cet équilibre est atteint au prix d’une baisse des salaires, posant des défis sociaux majeurs.

Et, plus fondamentalement, un tel équilibre est-il possible dans le cas de l’IA : quels seront les emplois à terme qui seront complémentaires à l’IA et où l’intervention humaine sera encore nécessaire ? Si l’IA est intégrée à des robots agiles et accède à une « Intelligence Artificielle Générale » comparable ou supérieure aux humaines dans tous les domaines, débouchant sur une autonomie totale, on peut se demander quelle place il restera au travail humain.

Vers un monde sans travail humain ? Les défis économiques et sociaux

Dans ce cas, l’intégralité du système économique serait à repenser. Comment dès lors redistribuer la richesse ? Parmi les solutions avancées, on trouve :

La taxation des robots, pour redistribuer les gains de productivité.
La mise en place d’un revenu universel, pour garantir un minimum de ressources à chacun.

Toutefois, un paradoxe émerge alors et une question macroéconomique fondamentale se pose : si une minorité d’entreprises monopolise les bénéfices de l’IA tandis qu’une majorité de travailleurs perdent leur emploi et donc leurs revenus, comment garantir une demande suffisante pour absorber l’offre de biens et services générés par l’IA et les robots ?

Conclusion

L’impact de l’IA sur l’emploi dépendra de nombreux facteurs : rythme d’adoption des technologies, évolution de la demande de travail, et capacité des systèmes économiques à s’adapter. Si l’histoire montre que chaque révolution technologique a généré de nouvelles opportunités, la spécificité de l’IA réside dans son potentiel à remplacer non seulement des tâches physiques, mais aussi intellectuelles.


Références :
– Acemoglu, D. (2024), « The Simple Macroeconomics of AI« , Economic Policy, 39(120), 2024.
– Acemoglu, D. et Restrepo, P. (2020), « Robots and Jobs: Evidence from US Labor Markets« , Journal of Political Economy, University of Chicago Press, vol. 128(6), pages 2188-2244.
– Aghion, P., Antonin, C. & Bunel, S. (2019), « Artificial Intelligence, Growth and Employment: The Role of Policy« , Economie et Statistique / Economics and Statistics, 510-511-512, 149–164.
– Autor, D., Levy, F., Murnane, R., (2003), »The Skill Content of Recent Technological Change: An Empirical Exploration« , The Quarterly Journal of Economics, Volume 118, Issue 4, Pages 1279–1333.
– Autor, D. (2014), « Polanyi’s Paradox and the Shape of Employment Growth, » NBER Working Papers 20485.
– Dares (2015), « En 30 ans, forte progression de l’emploi dans les métiers qualifiés et dans certains métiers peu qualifiés des services« , Dares Analyses n°028.
– Brynjolfsson, E., Mitchell, T. and Rock, D. (2018), « What Can Machines Learn, and What Does It Mean for Occupations and the Economy?« , AEA Papers and Proceedings 108: 43–47.
– FMI (2024), « Gen-AI: Artificial Intelligence and the Future of Work« , IMF Staff Discussion Notes 2024/001.
– Goos, M. et Manning, A. (2007), « Lousy and Lovely Jobs The Rising Polarization of Work in Britain« , Review of Economics and Statistics, 89, 118-133.
– Goos, M., Manning, A. et Salomons, A. (2009) « Job Polarization in Europe« , American Economic Review, 99 (2): 58–63.
– Goos, M., Manning, A. et Salomons, A. (2014) « Explaining Job Polarization: Routine-Biased Technological Change and Offshoring« , American Economic Review 104 (8): 2509–26.