L’approche métier en exemple : les radiologues et l’IA

Une première approche consiste à décomposer un métier en tâches et à analyser les perspectives d’évolution de ce métier face à l’essor de l’IA.

Une approche en quatre étapes

Analyse de la propension de chaque tâche à être automatisée (dimension microéconomique)
Estimation des gains de productivité à demande constante (dimension microéconomique)
Analyse des évolutions de la demande (dimension macroéconomique)
Identification de nouvelles tâches et de professions émergentes (approche prospective)

1. Propension à l’automatisation

La première étape repose sur une méthodologie similaire à celle utilisée pour l’analyse de la vague d’automatisation pré-IA (Autor, Levy, Murnane 2003). Chaque profession est décomposée en un ensemble de tâches, et l’évaluation porte sur la probabilité que chacune d’elles puisse être réalisée par une machine – en l’occurrence, par l’IA.

Un indice d’exposition à l’IA par occupation, utilisé dans de nombreuses études, a été construit dès 2021 (Felten et al., 2021). Mais cette mesure souffre de limites importantes, d’ailleurs soulignées par ses auteurs)1 : a) cet indice est statique et b) il mesure uniquement une exposition, sans chercher à distinguer entre une complémentarité des travailleurs à l’IA ou leur substituabilité (c’est-à-dire leur possible remplacement). Cette distinction est pourtant fondamentale lorsqu’on s’intéresse aux effets sur l’emploi.

L’ambition de l’OEM est de construire un indice dynamique (incluant donc une temporalité et différentes hypothèses du rythme de développement de l’IA) et qui distingue les tâches substituables et les tâches complémentaires afin d’en déduire les effets de destructions d’emplois, et les possibles créations (éventuellement sous forme de nouvelles professions d’ailleurs).

2. Gains de productivité et suppression d’emplois à demande constante

La deuxième étape consiste à estimer les gains d’efficacité qu’un travailleur pourrait obtenir en intégrant l’IA dans ses activités. À partir de ces gains, on peut déduire une estimation des suppressions d’emplois induites, en supposant que la demande pour ces services reste constante.

3. Évolution de la demande et impact sur l’emploi

La troisième étape prend en compte l’évolution de la demande pour les biens et services fournis par la profession étudiée. Cette analyse permet d’évaluer si la croissance de la demande compense ou non les gains de productivité, et ainsi d’estimer le nombre de postes supprimés ou créés en conséquence.

4. Nouvelles tâches et professions émergentes

Enfin, la quatrième étape adopte une approche prospective en s’interrogeant sur la possibilité qu’émergent de nouvelles tâches et professions. L’enjeu est double :
✔ Identifier les compétences et tâches nouvelles qui pourraient émerger en réponse à l’introduction de l’IA.
✔ Évaluer dans quelle mesure ces nouvelles tâches sont compatibles avec la formation des travailleurs actuels, afin de déterminer si certains professionnels pourraient conserver leur emploi – sous une autre forme.

Les données utilisées : O*NET

Les données O*NET (Occupational Information Network) constituent une base de données américaine élaborée sous l’égide du U.S. Department of Labor/Employment and Training Administration). Cette base de données publique et gratuite offre des descriptions détaillées de près de 1 000 professions couvrant l’ensemble de l’économie américaine. Les données du O*NET sont continuellement actualisées grâce à des enquêtes menées auprès d’un large éventail de travailleurs et d’experts pour chaque profession.

Si l’organisation de la production varie d’un pays à l’autre, on peut considérer que les tâches requises pour une profession aux Etats-Unis sont proches de celles qui sont nécessaires pour exercer le même emploi en France. C’est l’hypothèse qui est faite ici.

La dynamique considérée

Dans cette première approche simplifiée, trois horizons sont étudiés :

✔ Le court terme : les LLM sont déployés dans les outils de travail des radiologues leur permettant d’accomplir plus rapidement certaines tâches.
✔ Le moyen terme : l’intelligence artificielle générale (IAG) est atteinte, permettant une autonomie totale des outils IA.
✔ Le long terme : des robots humanoïdes dotés d’IAG peuvent interagir avec les humains directement

Dans une approche plus complexe, des scénarios seront identifiés pour chaque horizon temporel avec différentes hypothèses sur les rythmes d’évolution des IA et de leur déploiement dans le système productif.

Etape 1

Pour chaque tâche réalisée par un radiologue, on évalue si elle automatisable ou non. Un exemple de ce que pourrait donner cette étape :

– A court terme, l’IA assiste les radiologues, mais ils restent indispensables. Déjà, de forts gains de productivité réduisent le nombre d’emplois – en l’absence d’une augmentation du nombre d’actes d’imagerie.
– A moyen terme, l’IA devient une véritable copilote, réduisant la charge cognitive.
– A long terme, l’IA conduit à une automatisation quasi-complète des tâches techniques, et seuls l’accompagnement et les décisions complexes restent dévolus aux humains.

Le métier de radiologue sera radicalement transformé, demandant des compétences essentiellement différentes : le radiologue du futur sera moins un interprète d’images qu’un superviseur des IA et un conseiller médical.

Etape 2

En France, au 1ᵉʳ janvier 2023, on dénombrait 9 140 radiologues.

On peut estimer qu’un radiologue effectue en moyenne environ 53 actes par jour ouvré sur la base de l’activité des radiologues libéraux documentée par la Fédération Nationale des Médecins Radiologues (3 883 radiologues exerçant en activité professionnelle exclusive (APE) ont réalisé environ 45 millions d’actes d’imagerie en 2018, soit une moyenne de 11 578 actes par radiologue cette année-là – 220 jours ouvrés).

A demande d’actes d’imagerie constante, un scénario possible serait le suivant :
– À court terme, avec une hypothèse de gains d’efficacité de 30%, le nombre de radiologues pourrait être réduit de 2740 postes environ.
– À moyen terme, avec une hypothèse de 50% de gains de productivité, seule la moitié des postes (4 570 postes environ) pourrait se maintenir.
– À long terme, le nombre de radiologues est drastiquement réduit et plus fondamentalement, il ne reste plus grand chose des tâches essentielles de radiologues d’aujourd’hui : les compétences demandées seront fondamentalement différentes et plus proches de celles d’un chef de projet supervisant des IA et qui aurait des connaissances médicales.

Prendre en compte l’évolution de la demande

Ce scénario ne prend pas en compte les effets macroéconomiques, en particulier sur l’augmentation probable du nombre d’actes d’imagerie.

Le nombre d’examens radiologiques est en constante augmentation, notamment en raison du vieillissement de la population et de l’augmentation des pathologies chroniques. Selon des projections, le nombre d’examens radiologiques pourrait être multiplié par deux d’ici 2050.

Au-delà de la démographie, des effets rebonds pourraient se matérialiser : la baisse des coûts des radiographie pourraient conduire à davantage de prescription par les médecins et donc permettre à davantage de patients d’en bénéficier. Avec au final, une augmentation des actes d’imagerie. Ces effets d’équilibre général doivent être pris en compte pour évaluer l’impact sur le nombre d’emplois des radiologues.

Vers l’émergence d’une nouvelle profession ?

Dans une approche prospective, il faudrait dès maintenant, non seulement évaluer quantitativement le nombre de postes possibles mais aussi imaginer quelles pourraient être les tâches de ce radiologue du futur, à mi-chemin entre un conseiller médical et un chef de projet IA. Par exemple, on pourrait anticiper les tâches suivantes :
1. Supervision et validation des diagnostics par l’IA
– Vérifier et valider les diagnostics proposés par l’IA.
– Prendre en charge les cas complexes nécessitant une analyse humaine (ex. anomalies rares, patients ayant des antécédents particuliers).
– Assurer la responsabilité médicale en cas d’erreurs ou d’incertitudes laissées par l’IA.
2. Optimisation des algorithmes d’IA en radiologie
– Participer à l’entraînement et à l’amélioration continue des IA médicales en annotant les images et en signalant les erreurs.
– Collaborer avec des ingénieurs en IA pour ajuster les modèles aux réalités cliniques et aux pathologies émergentes.
-Intervenir en cas de biais algorithmiques détectés dans l’interprétation des images.
3. Conseil médical et accompagnement des patients
– Expliquer les résultats aux patients et proposer des orientations thérapeutiques.

Il faudrait ensuite se demander quelles compétences seraient nécessaires pour cette nouvelle profession. Par exemple, il pourrait être important de développer ces deux compétences :

1. Compétences médicales avancées
➡️ Analyse clinique et interprétation d’images
Maintenir une expertise en anatomie, pathologie et radiophysique pour interpréter les résultats en contexte clinique.
➡️ Prise de décision médicale et éthique
Juger quand suivre ou contester les conclusions de l’IA.

2. Compétences en intelligence artificielle et en science des données
➡️ Compréhension du fonctionnement des IA médicales
Connaître les bases du machine learning et des réseaux de neurones appliqués à l’imagerie médicale.
Comprendre les forces et limites des modèles d’IA, notamment leurs biais et leurs erreurs potentielles.
➡️ Supervision et optimisation des IA en radiologie
Annoter et entraîner des modèles d’IA pour améliorer leur précision.
Travailler avec des ingénieurs en IA pour ajuster les algorithmes aux réalités cliniques.
Détecter et corriger les biais algorithmiques qui pourraient nuire aux diagnostics.

  1. « Note that our measure of exposure does not attempt to measure whether AI is a complement to or a substitute for labor, but rather how likely it is that the occupation is exposed to AI in some way. » ↩︎

Références
– Autor, D., Levy, F. et Murnane, R. (2003) « The Skill Content of Recent Technological Change: An Empirical Exploration, » The Quarterly Journal of Economics, vol. 118(4), pages 1279-1333.
– Felten, E., Raj, M. et Seamans, R. (2021) « Occupational, industry, and geographic exposure to artificial intelligence: A novel dataset and its potential uses, » Strategic Management Journal, Wiley Blackwell, vol. 42(12), pages 2195-2217.